Mémoires d’un novice sur la banquise de mer
English follows
Tout avait pourtant bien commencé : un réveil très matinal mais dans les temps, malgré une soirée dédiée à une étude approfondie des microbrasseries du bord, l’habillage en règle d’une tenue de sécurité très seyante pour les gros, et une arrivée en nacelle tout en souplesse sur cette fine pellicule blanche convoitée, rempart éphémère au-dessus des abîmes glacés, dont on ignore l’épaisseur avant de l’avoir mesurée (heureusement que d’autres l’avaient fait avant que je n’atterrisse, si je puis dire…).
Et puis là, changement subtil de tonalité : des traces énormes de pas d’ours, encore fraiches, et qui plus est, celles d’un mâle. Pour ceux qui l’ignorent, les mâles, qui savent ce qu’ils veulent – et ils veulent tous la même chose – empruntent le plus court chemin pour atteindre leur objectif, contrairement aux femelles qui laissent derrière elles des traces beaucoup moins rectilignes, comme si elles attendaient quelque chose. Bon, des traces, passent encore. Mais des traces d’un ours mâle dans la brume, peut-on imaginer pire scénario ? Car il n’est pas nécessaire de sortir de Polytechnique pour comprendre que les ours adorent la brume quand ils ont faim…
Fort heureusement, la présence de deux tireurs d’élite tournés très attentivement vers leurs horizons respectifs, m’a décidé à emboîter le pas de Dani, gaillardement parti pour mesurer des paramètres de la glace et de la neige. Ceci dit, comme nos anges gardiens (que je surveillais régulièrement sans en avoir l’air) n’avaient pas bougé d’une semelle depuis mon largage sur la banquise, je me suis demandé avec une appréhension légitime s’ils n’avaient pas gelé sur place sans s’en apercevoir, chose qu’un ours détecte sans faille à 200 mètres de distance. Très pro, Dani, et très rassurant. J’ai mis mes pas exactement dans les siens, ce qui est facile quand on se déplace sur la neige. Ceci dit, il serait tombé dans un trou que j’y serais tombé aussi. Mais bon, confiance aveugle.
Pour mesurer les paramètres de la glace de banquise (pas bonne pour le Pastis car salée), on doit en extraire une carotte. Pour cela, on dispose normalement d’un carottier cylindrique qu’un moteur fait tourner pour le faire descendre. Je dis normalement car quelle ne fut pas notre déconvenue quand nous réalisâmes que l’action du doigt expert de Dani sur la gâchette ne produisait pas du tout l’effet escompté : au bruit réconfortant du moteur s’opposait le silence absolu d’un infini immaculé, lequel devait être propice à la réflexion puisqu’il ne nous fallut qu’une fraction de seconde pour réaliser que ce qui ne pouvait être fait mécaniquement le serait manuellement.
Et là, le tableau s’est définitivement assombri, surtout quand, après un quart d’heure d’efforts surhumains, je pus constater que l’engin ne s’était enfoncé que de 5 misérables centimètres, alors que lui-même en faisait une bonne centaine (soit un mètre, je précise). Je dois avouer qu’à cet instant précis de mon existence, j’ai été plongé dans un dilemme kafkaïen sur ce qu’aurait dû être la bonne épaisseur de glace : trop épaisse, mort d’épuisement, trop fine, glouglou. Et bien, au bout du compte, elle faisait un bon 86 cm, ce qui fut somme toute très rassurant. Nous étions enfin arrivés au bout de nos peines. Du moins, je le croyais, mais Dani, emporté par son élan, décida qu’il fallait en sortir une seconde, ce que je pris aussitôt pour une plaisanterie de mauvais goût, avant de me rendre à l’évidence qu’il ne rigolait pas du tout.
Cette deuxième carotte, que nous sortîmes de la banquise avec beaucoup de doigté, connut le sort peu enviable d’être consciencieusement tronçonnée en segments de 10 cm de long, chacun d’entre eux étant préservé pour analyses ultérieures. Elle nous révéla sur le champ l’absence totale d’algues de glace dans sa partie inférieure (ouf, du turbin en moins), et, fait ultra-surprenant, que sa température variait entre +0°C en surface et –0°C en profondeur, ce qui nous amena à regarder avec une certaine suspicion la marque du thermomètre utilisé.
Puis ce fut, après d’autres manipulations complémentaires, le retour en nacelle vers une valeur sûre : le pont de l’Amundsen, dont la proue surplombait majestueusement la banquise qu’elle avait bravement fracassée quelques heures plus tôt. Prenant de la hauteur dans la nacelle, et contemplant l’horizon brumeux tacheté de points noirs éparses, je ne pus que succomber à
la magie du lieu, lequel m’inspirera ces alexandrins qui resteront à jamais gravés dans ma mémoire :
“Mais que vois-je donc au loin, sont-ce des petites crottes ?
Mais non, pauvre idiot, ce ne sont que des gros phoques… “
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English version:
Everything started off well: a very early start, but on time despite an evening dedicated to a thorough study of microbrewery products aboard the ship. We were dressed in compliance with security regulations, which is not very flattering on a larger frame, transported in a basket and gently deposited on the ephermal film of white snow covering the the icy abyss, the thickness of which remains unknown until it is measured (fortunately others had done so before I landed on the ice).
And then, there is a subtle change of tone: huge bear footprints, still fresh, and most importantly, those of a male. For those unaware, males know what they want – and they all want the same thing – to find the shortest route to achieve their goal; unlike females who leave behind meandering trails, as if waiting for something.
Well, they are just footprints. But tracks of a male bear in the fog, can you imagine a worse scenario? Afterall, it is not necessary to have an advanced education to understand that bears love the fog when they are hungry …
Fortunately, the presence of two snipers turned very carefully towards their respective horizons permitted me to follow Dany, who merrily left to conduct snow and ice measurements. That said, since our guardian angels had not moved an inch since I landed on the ice (I checked regularly when they weren’t looking), I was justified in wondering whether they had not frozen in place without noticing, something that a bear can detect from 200 meters away. Dany is the consumate and reassuring professional. I followed directly in his footprints, which is easy when moving in snow. That said, if he had fallen into a hole, I would have fallen too. But hey, blind trust.
To measure the parameters of the shelf ice (not good for Pastis because it is salty), one must extract a core. Normally, this operation requires a cylindrical core barrel equipped with a motor that rotates the barrel downwards. I say normally because, to our disappointment, the action of Dany’s expert trigger finger did not produce the the desired effect: the comforting engine noise broke the absolute silence of the pristine infinity, which should be conducive to reflection since it took us a split second to realize that what could not be done mechanically would have to be done manually.
And with that, the tables were turned, especially when, after fifteen minutes of superhuman effort, I could see that the instrument had cut through no more than a miserable 5 centimeters of ice, leaving the remining hundred centimeters of the machine’s height above the surface. I must admit that at this point in my life, I was plunged into a Kafkaesque dilemma over what should have been the right ice thickness: too thick, death by exhaustion, too thin, wimpy. Well, in the end, it was a good 86 cm, which was after all very reassuring. We finally arrived at the end of our troubles. But Dany, carried away by his enthusiasm, decided he had to get a second ice core, which I immediately thought was a bad joke, until I realized that he was not laughing.
This second core, which we removed from the ice with finesse, knew nothing of its plight to be meticuously truncated into 10 cm long segments, each of which was destined for preservation for further analysis. In the field, the core revealed to us the total absence of ice algae on its undersurface (phew, less work), and it is highly surprising that its temperature varied between + 0 ° C at the surface and -0 ° C at depth, leading us to investigate, with suspicion, the brand of thermometer used.
Then, after other complementary experiments, we returned by basket to safety: the deck of the Amundsen, whose prow majestically overlooked the ice she had bravely shattered a few hours earlier. Rising in the basket, contemplating the misty horizon dappled with black spots, I could only succumb to the magic of the place, which inspire these alexandrines that will be forever etched in my memory:
“But what do I see in the distance, are these small droppings?
But no, poor fool, that are only large seals … “