Partir à l’extérieur, le plus loin possible, au-delà des murs pour s’enrichir de l’intérieur. Voilà qui donne un sens à l’existence. Et cette démarche, j’en suis convaincu, tout le monde peut l’adopter à son échelle. Peut-être cette phrase glanée dans un bouquin de Mike Horn a-t-elle été importante. Je ne sais plus très bien. En tous cas, je l’ai eu souvent dans la tête.
Qik, le départ. Entre neige et brume. L’avion a réussi à se poser. Il faut y aller, et vite. Surtout ne pas le rater. Voilà, c’est fini. D’un seul coup, le zingue s’élance dans le ciel et vous arrache brutalement à cette terre étrange. Le bout du monde, où les arbres n’existent même pas. On distingue encore au loin sur la banquise un petit point noir, certainement le camp de glace ; puis on aperçoit le Mont Thor. Pangnirtung : on aperçoit les pêcheurs se masser avec leur qamutik autour de la banquise fracturée. Iqaluit, la capitale du pays Inuit ; puis Montréal. Tout cela, d’un aéroport à l’autre, défile finalement très vite. Les souvenirs aussi. En 2 ans, 4 mois passés dans cette communauté. La première année, c’était dur. Céline et Marie (NDLR: la fille d’Alain en photo de garde, la VRAIE chef sur place cette année) m’ont aidé pour la commande. Sans elles, ça aurait été difficile. Deux tonnes de nourriture : viande congelée, légumes, conserves, riz, pâtes ; on a tout organisé. Mon fils aîné, en bon professionnel, a mis en place le système de restauration.
En même temps, on découvrait le froid : -27°C à l’arrivée. La violence des paysages et la population inuit, plutôt surprenante et hermétique. Qikiqtarjuaq, un village de 500 habitants dont on ne peut sortir. Les routes ne mènent nulle part, à la réserve d’eau du village ou à la décharge d’ordures. On tourne en rond. Les ours rodent alentour. On ne peut s’y fier, et se promener sans arme peut vous être fatal. Ce bel animal est un redoutable prédateur, surtout si il est affamé.
Ici, on nous parle des aurores boréales, de la pêche au phoque ou à l’Arctic char, ce poisson excellent, cousin du saumon. On évoque avec délice le mois où les narvals vont rentrer en bancs dans la baie. On pourra enfin les harponner et se gaver de leur chair. Si il est entier, on vendra son rostre à un chinois d’Ottawa. Ici, on vous cède pour quelques dollars de la viande d’ours ou un bébé phoque que vous mangerez en ragout. Finalement, rien n’est vraiment banal. Ni ce village, où les peaux d’ours sèchent comme crucifiées sur des cadres en bois. Ni cette étrange lueur du soleil qui traîne à l’horizon mais ne disparaît jamais. Et si la neige s’en mêle, l’atmosphère est encore plus irréelle.
Pourquoi venir ici ? Il n’y a rien de ce qui fait nos habitudes. Le téléphone marche mal, internet fonctionne par intermittence, la télé et ses émissions américaines, rien je vous dis, rien. Pas de bar, de salons de thé, de café où l’on pourrait se distraire après le travail. Pas de bruit de fond, pas d’odeur de pot d’échappement ni de rue où tout le monde se presse ; tout ce qu’il y a d’inutile mais qui fait le quotidien de notre société moderne. Ici rien n’est encore parfaitement administré, ni l’école pour les enfants, ni la chasse, ni la pêche pour les grands.
Ces terres inhospitalières acceptent que l’on se promène dans la rue avec des armes sous le bras sans que cela soit interdit. Tout résiste encore, mais pour combien de temps ? Les Inuits sont méfiants, difficiles à cerner, à comprendre, hermétiques. Il faut du temps, un respect de chaque instant. Ne pas être surpris, ni se moquer pour rien de ce qu’ils font. Une mouche noire peut faire hurler la femme qui vient vous aider à faire la vaisselle. La mouche est peut-être un esprit, vous comprenez ? Il n’y a rien ici. Ou alors, il y a tout ce qu’il nous manque et que nous avons oublié. Le silence d’abord. C’est bon le silence. Ca purifie l’esprit. Ca apporte une autre perception de ce que l’on est.
Les Inuits ne sont pas encore dans des relations humaines où le calcul intéressé peut se cacher derrière un sourire. Certes, si nous représentons pour eux une source de revenus, ils vous le disent cash, et finalement on comprend pourquoi. Les déplacements, l’essence, les véhicules, la nourriture, tout est cher. Un paquet de cigarettes est à 20 $. Les rapports que l’on a avec eux sont un mélange d’intérêt et de curiosité. Parfois avec une lueur d’amitié. Ils sentent, reniflent, vous toisent, cherchent à jauger qui vous êtes. Et beaucoup de choses se passent dans le silence. C’est irrespectueux de trop parler, ça cache quelque chose. Ici, on boit à longueur de journée un café insipide. On ne le refuse jamais. On prend son temps pour le boire. On s’assoit, on regarde, on dit 3 mots. On se sent bien avec la personne ou pas. On n’aime ou l’on s’enfuit. On frappe rarement à la porte. On rentre, on s’installe. Les gosses suivent avec leur morve au nez et leurs grands yeux étonnés. Vous voulez une autre tasse ? Trop tard, ils sont partis aussi furtivement qu’ils sont rentrés.
Mais quelque chose s’installe petit à petit. Parfois au moment du café on vous apporte dans un papier sulfurisé délicatement plié un gâteau fait maison qu’on partage avec vous. Vers la fin de votre séjour on vous offre un bonnet traditionnel. Au moment du départ, on vous étreint comme si on n’allait jamais vous revoir. On vous emmène à l’aéroport. On sait que vous partez loin, très loin du village.
J’aimerais revenir dans ce village lointain. Il y a tant de choses encore à découvrir. Passer un peu plus de temps, comprendre un peu mieux ces règles sociales si différentes des nôtres mais finalement beaucoup plus proches du vrai, du nécessaire. Ici, ils essayent de comprendre leurs rêves. Et si dans les rêves, on pouvait lire ce que sera demain ? Et si l’instinct était plus fort que le raisonnement ? Ils vivent du froid, de la pêche, de la chasse. Autrefois, il y avait les chiens. Il fallait les atteler et partir. Maintenant il y a le skidoo. Et il faut avoir de l’argent pour mettre de l’essence. Si on n’a plus d’argent, on ne part pas à la chasse. Alors, on erre dans la seule rue du village. Autour des commerces, la COOP ou le Northern, ou de la mairie, on glane un café par ci par là. On dit 3 mots ou on ne dit rien. La casquette rivée sur la tête, les lunettes de soleil cachent leur visage, les rendant encore plus impénétrables. La femme est à la maison, vaque à ses occupations, avec les enfants qui regardent à la télévision le dernier épisode de Spiderman. Que leur a-t-on apporté ? La civilisation du Coca-cola, des sucreries, des obligations en tout genre, et tout le reste, l’alcool, la drogue, des produits et leurs effets secondaires qu’ils ne maîtrisent pas. Les faisant s’égarer encore plus. C’est dommage. Fasse le ciel que la communauté comprenne l’intérêt de ce projet de base scientifique permanente, que cela se fasse, que des relations s’établissent, qui enrichiront moralement et matériellement tout le monde. Cinq cents habitants seulement. Une goutte d ‘eau à l’échelle de la population mondiale. Des gens supers mais qu’il faut comprendre. Quarante ans seulement d’installation de ces nouvelles maisons qui marquent leur entrée dans la civilisation moderne. Avant c’était les igloos et 4000 ans d’histoire.
Alain Giese, cuisinier au camp de glace